LEXPRESS.fr du 13/02/2007
Le testament de Chirac l'Africain Vincent Hugeux
Dernier sommet à Cannes pour un président français sincèrement épris du continent noir. Mais qui, au fil de ses deux mandats, a perpétué avec ce dernier une relation archaïque
Ineffaçable, la scène a près de 6 ans d'âge. Ce 19 janvier 2001, à Yaoundé (Cameroun), dans les coulisses du XXIe Sommet Afrique-France, un Jacques Chirac détendu et loquace, un verre de bière à la main, expose à une poignée de journalistes sa vision du fardeau colonial.
C'était au temps où son entourage le laissait encore deviser le soir venu sur un mode informel. Verbatim: «Ce continent, nous lui avons d'abord pris ses richesses. C'est curieux, disait-on alors, ces Africains ne sont bons à rien. Puis les colons ont envahi ses bois sacrés, pillant le cœur même du chamanisme. C'est étrange, s'étonnait-on, ces gens-là n'ont pas de culture. Aujourd'hui, on agit de même, mais avec plus d'élégance. L'Occident leur pique leurs cerveaux, par le biais d'une institution condamnable: les bourses. Il s'agit là, à mes yeux, d'une autre forme d'exploitation. Soyons clairs: on s'est bien enrichi à ses dépens. Nous devons, c'est vrai, encourager la marche vers la démocratie. Mais sans arrogance, sans humilier.»
On peut, bien sûr, douter de la sincérité de ce credo aux accents altermondialistes. Quitte à faire fausse route: adepte d'un cartiérisme à rebours, l'hôte de l'Elysée chérit presque autant le Zambèze que la Corrèze (1). Il aime l'Afrique, même trop, donc mal. Il l'aime d'un amour entier, instinctif, quasi charnel. Il s'y sent bien. Il prise l'éclat de ses couleurs, sa touffeur, le souffle de l'harmattan comme le vert éclatant de la flore tropicale, son goût du verbe et la robustesse des amitiés qui s'y tissent. A l'en croire, c'est d'ailleurs dans le djebel algérien que Jacques Chirac, alors sous-lieutenant, a vécu ses instants les plus intenses. Rendons-lui, aussi, à l'heure du bilan, cette justice: il n'y a pas chez lui, envers l'homme noir, un atome de racisme.
En revanche, on décèle aisément, au fil de ses discours, les résidus tenaces d'un paternalisme d'époque. Ainsi quand il déclare en 1990, au grand soulagement d'une cohorte de despotes subsahariens, que «l'Afrique n'est pas mûre pour la démocratie».
Là est le revers de la médaille. La nostalgie qu'inspire le temps béni du «pré carré» brouille la vision chiraquienne. A l'époque, désormais révolue, où Chirac parlait encore avec son homologue ivoirien Laurent Gbagbo, il n'était pas rare qu'il l'admoneste en ces termes: «Mais enfin, Laurent, regarde donc ce que tu as fait du pays d'Houphouët!» Référence pour le moins idéaliste à Félix Houphouët-Boigny, maintes fois ministre de la France sous la IVe République puis patriarche de la Côte d'Ivoire indépendante, dont Chirac oublie qu'il ne répugnait pas à expédier au cachot ou en exil ses dissidents les plus indociles.
On peut ainsi fustiger le libéralisme outrancier de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) tout en défendant bec et ongles les digues creusées par l'Union européenne au nom de la politique agricole commune, infranchissables pour le paysan malien, burkinabé ou sénégalais. On peut encore se faire l'avocat inlassable de l'effacement de la dette, de la taxe sur les billets d'avion et du dispositif Unitaid, voué à faciliter l'accès aux médicaments contre le sida, le paludisme ou la tuberculose, et perpétuer parallèlement les archaïsmes qui obscurcissent, près d'un demi-siècle après la fin de l'ère coloniale, le ciel franco-africain.
Citons-en deux, les plus néfastes. D'abord, le primat absolu des liens personnels noués avec une poignée de potentats choisis, voire élus. Affaire de tempérament? Reflet du respect pour la tradition africaine? Un peu court. Il faut, pour entrevoir les ravages de cet usage, avoir été témoin du désarroi et de l'impuissance navrée de tel ambassadeur de France dans un pays en crise. «La seule consigne que je reçois de Paris, c'est de ne pas bouger. Le président, me dit-on, s'occupe de tout…» Il y a ensuite le dogme de la stabilité à tout prix et son corollaire, cette méfiance envers les opposants, souvent relégués au rang d'aventuriers médiocres à la loyauté aléatoire. «Oh, bien sûr, Machin n'est pas exempt de reproches. Mais que voulez-vous, il n'y a personne en face.» Avec, à la clef, cette alternative pipée très en vogue à l'Elysée: «C'est lui ou le chaos.» Ce sera donc, souvent, lui et le chaos.
Quel est le vrai Chirac?
Sans doute Jacques Chirac peine-t-il à mesurer l'impact désastreux, auprès d'une jeunesse africaine désœuvrée et sans horizon, donc perméable aux slogans antifrançais les plus manichéens, des éloges décernés aux vieux timoniers du continent. Etait-il indispensable, en février 2005, à la mort du Togolais Gnassingbé Eyadéma, de rendre hommage à ce «grand ami de la France», dont on aurait aimé qu'il fût aussi celui de tous ses compatriotes, au-delà des frères de l'ethnie kabiyé? Fallait-il vraiment, lors du sommet Afrique-France de Bamako, en décembre de la même année, saluer la «brillante réélection» du Gabonais Omar Bongo Ondimba, qui règne en solo depuis près de quatre décennies sur un émirat pétrolier du golfe de Guinée à la prospérité si inégalement répartie?
A l'heure où s'ouvre le sommet de Cannes, il reste au sortant corrézien deux journées pour réussir sa sortie africaine. Car la cité du Festival sera pour lui celle de la cérémonie des adieux. Il sera question non d'y décerner des palmes, mais de livrer un testament. Quel est le vrai Chirac? Celui des anachronismes ou celui de la fraternité? Le temps de choisir est venu. Et Janus n'a jamais été un dieu du panthéon africain.
(1) Le cartiérisme est un courant qui, à la fin des années 1950, estimait que la France devait privilégier la métropole avant de s'occuper de ses colonies: «La Corrèze avant le Zambèze». La formule vient de Raymond Cartier, alors journaliste à Paris Match.
En douze ans de présidence, Jacques Chirac s'est rendu, dans l'exercice de ses fonctions, dans 39 pays du continent africain, dont 11 fois lors de sommets multilatéraux (Afrique-France, Europe-Afrique, francophonie, santé, lutte antiterroriste).
Afrique du Nord
Il a manifesté un net tropisme en faveur du Maghreb et du Machrek, théâtres de plus d'un tiers des voyages: six en Egypte, trois au Maroc et en Tunisie, deux en Algérie et un en Libye.
Afrique subsaharienneS'agissant du «pré carré» subsaharien et de l'Afrique australe, le chef de l'Etat s'est montré équitable: le Sénégal, le Burkina Faso, le Mali, le Congo-Brazzaville, Madagascar et l'Afrique du Sud ont eu droit chacun à deux visites.
Les capitales oubliéesInstructive, aussi, la liste des capitales où le président sortant n'a pas mis les pieds: Kinshasa (Zaïre puis République démocratique du Congo), Bangui (République centrafricaine) et Kigali (Rwanda).
Le Gabon bien lotiEnfin, s'il n'a fait qu'une fois le voyage de Libreville, Chirac a reçu à Paris son homologue gabonais et ami Omar Bongo plusieurs dizaines de fois.
Une «cellule» en bout de course
C'est, à coup sûr, l'une des antichambres les plus mystérieuses et les plus décriées de la République:
le 2, rue de l'Elysée, siège de la «cellule africaine» de la présidence. Hérité de l'ère Foccart - le défunt Jacques Foccart fut le Machiavel africain de la France gaulliste et postgaulliste - ce satellite vit sans doute ses derniers instants, tant il cristallise les griefs que s'attirent la Françafrique ou ses vestiges, écheveau vieillissant de réseaux politiques et affairistes.
La «cellule» aura survécu en 1981 à l'alternance mitterrandienne, au point d'avoir un temps pour locataire Jean-Christophe Mitterrand, ancien journaliste à l'AFP et fils de son père. Sous Chirac, la fonction de «M. Afrique» a notamment échu à Michel Dupuch, ambassadeur de France auprès de l'Ivoirien Houphouët- Boigny - à moins que ce ne fût l'inverse - durant quatorze ans. Et c'est à l'Aixois Michel de Bonnecorse que devrait revenir, au printemps, le privilège d'éteindre la lumière en sortant. Une certitude: plus d'un potentat africain regrettera ce bureau des pleurs, des doléances et des requêtes.
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