Jean-François Bayart
«L'Afrique n'est plus celle de Kolwezi»
propos recueillis par Vincent Hugeux
Africaniste de renom, directeur de recherche au CNRS et ancien patron du Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), Jean-François Bayart est l'auteur du Gouvernement du monde (Fayard). Il décrypte pour L'Express les avatars de la présence militaire française sur le continent noir
Le «redéploiement» des forces françaises, avec un dispositif ramené à trois bases, est-il voulu ou subi?
Les deux, mon général! Réduire la voilure était une nécessité depuis longtemps, qu'imposaient des considérations stratégiques et financières, mais que contrariaient divers facteurs: les pressions des chefs d'Etat africains concernés, peu désireux de voir s'évanouir protections et rente financière; les illusions de puissance des hommes politiques français; et les solides «acquis sociaux» des militaires eux-mêmes. Mais les circonstances donnent un aspect dramatique au resserrement du dispositif français. A terme, il est devenu impossible de rester à Abidjan, le cœur de la «Françafrique». Et il n'est pas sûr que les facilités sur la base de Djibouti survivront à l'affaire Borrel [référence à l'assassinat, non élucidé, du juge français Bernard Borrel, en octobre 1995].
Le concept Recamp est-il autre chose que l'habillage d'un repli plus ou moins ordonné?
Oui: l'habillage d'un repli mal pensé. Le concept était vicié à la base. Les armées africaines auxquelles était déléguée la fonction de maintien de la paix étaient parties prenantes des conflits qu'elles étaient censées apaiser ou prévenir. Avec leur Initiative africaine de réponse aux crises (Acri), les Américains sont d'ailleurs empêtrés dans la même contradiction. Le Nigeria au Liberia, le Tchad en Centrafrique, le Sénégal en Guinée-Bissau ont des intérêts nationaux à défendre. En outre, le déploiement des troupes africaines dans des opérations multilatérales a des effets pervers. L'armée nigériane a mis à sac ce qui restait du Liberia et les mutins ivoiriens de décembre 1999 protestaient à l'origine contre les conditions financières de leur intervention en Centrafrique.
Une patrouille française à Bouaké. Le bourbier ivoirien a montré les limites du savoir-faire français sur le terrain.
Que traduit, au-delà des vœux pieux, la volonté affichée d' «européaniser» les opérations ou de se placer sous l'étendard onusien?
La caution de l'ONU est importante, même a posteriori, car elle prémunit un pays comme la France des errements de l'unilatéralisme. Si Paris était intervenu au Rwanda, entre 1990 et 1994, dans le cadre d'un mandat des Nations unies pour protéger ce pays de l'agression de l'Ouganda, les choses eussent été différentes, quelle qu'eût été l'impuissance ultérieure du Conseil de sécurité à empêcher le génocide des Tutsi. On peut en dire autant de la caution européenne, par exemple lors de l'opération Artemis, au Kivu, en 2003. Même si la France et la Grande-Bretagne sont aujourd'hui les deux seuls pays de l'Union prêts à «mourir pour Abidjan ou Freetown».
Le projet de création à l'horizon 2010, sous l'égide de l'Union africaine, de cinq «brigades en attente» activées en cas de conflit vous semble-t-il réaliste?
Non, car il y a beaucoup de choses en attente dans les cartons de l'Union africaine, et parce que ce dispositif se heurtera aux mêmes contradictions que Recamp ou Acri. On part de l'idée naïve et fausse que tout le mal provient de la «faillite de l'Etat», dont les guerres civiles seraient la conséquence. Force est d'admettre que les Etats africains ne sont pas si faibles que cela, qu'ils poursuivent des intérêts tangibles dans les termes de la bonne vieille realpolitik et qu'ils sont portés en cela par le nationalisme et parfois la xénophobie de leurs citoyens.
En quoi le bourbier ivoirien a-t-il infléchi ou hâté le recadrage en cours?
Il a démontré les limites du savoir-faire français sur le terrain. L'Afrique n'est plus celle de Kolwezi. Elle a changé, morphologiquement et politiquement. Il faut opérer dans des mégapoles de plusieurs millions d'habitants et dans des contextes de passion nationaliste. La majorité des Africains ont moins de 20 ans, n'ont jamais connu la colonisation, n'ont aucun désir de la voir restaurée, sont frustrés dans leur désir d'émigration par l' «Europe forteresse». De ce point de vue, on n'a pas encore mesuré le contrecoup des événements de Ceuta et Melilla. Par ailleurs, la France elle-même a changé et il faut s'en féliciter. Son implication indirecte et passive dans la préparation du génocide des Tutsi rwandais, de 1990 à 1994, a constitué un vrai traumatisme pour l'armée française. Le gouvernement Jospin en a tiré les conclusions en renonçant aux interventions militaires unilatérales et en renforçant le contrôle parlementaire sur les ventes et surtout les cessions d'armement. En outre, l'armée française agit désormais sous le parapluie de la justice pénale internationale. La suspension du général Poncet à la suite d'une bavure commise sous son commandement, en Côte d'Ivoire, montre le chemin parcouru depuis le début des années 1990. La question est maintenant de savoir si un pays comme la France peut opérer en Afrique dans le respect du droit de la guerre et dans celui des droits de l'homme. La réponse n'est simple ni politiquement ni juridiquement. Intervenir au Kivu (RDC), c'était s'exposer à la possibilité d'avoir à tirer sur des enfants soldats pas toujours pubères. Etre en Côte d'Ivoire, c'est prendre le risque de tuer des manifestants civils, comme en novembre 2004.
La France prétend aider ses partenaires africains à bâtir des armées «républicaines», apolitiques, affranchies des démons de l'ethnisme et des missions de police. En a-t-elle les moyens?
Non, bien sûr. Toujours ce vieux rêve de la «mission civilisatrice», dont nous n'avons pas le monopole. Au nom de la coopération en matière d'Etat de droit, nous cautionnons un «archipel de prisons», au sud du Sahara, qui sont de véritables mouroirs et dont le seul avantage comparatif est de ne pas encore avoir trouvé leur Soljenitsyne. Alors, bâtir des armées «républicaines», n'en rêvons pas trop…
Les Etats-Unis se montrent très entreprenants sur le «marché» de l'assistance militaire, de la formation et de la lutte antiterroriste. Quels sont les enjeux de l'apparente rivalité franco-américaine en la matière?
On l'a vu, le bilatéralisme sécuritaire est dépassé. Et je ne suis pas certain qu'il y ait une vraie rivalité franco-américaine au sud du Sahara, sinon dans le monde de la concurrence économique, notamment pétrolière. Business as usual… En revanche, les deux pays ont des intérêts communs dans la région en matière de sécurité, par exemple de lutte contre le terrorisme ou encore d'approvisionnement pétrolier. On réclame à cor et à cri un «plan Marshall» pour l'Afrique. Mais on oublie que ledit plan, en Europe, était indissociable de l'Alliance atlantique et de l'Otan. Pourquoi ne pas bâtir une telle architecture transatlantique de sécurité collective dont l'Union européenne, les Etats-Unis, le Canada et, pourquoi pas, le Brésil pourraient être parties prenantes, de pair avec les Etats africains concernés et désireux d'y adhérer? La paix en Europe est certes née de l'intégration économique, mais aussi de l'intégration militaire, qui a mutualisé la souveraineté nationale et contraint à la coopération des Etats en mal de reconstruction. Un projet éminemment politique de ce genre serait peut-être plus viable et réaliste que le fantasme d'une «coopération» asexuée et irénique.
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